Avis principal par Beldaran
Après un léger report, les deux premiers volumes du Livre des sorcières sont disponibles depuis le début du mois de mars et nous permettent de découvrir le travail de Ebishi Maki. D’ailleurs, les éditions Hana annoncent la sortie, en avril prochain, d’un autre titre de l’autrice, La couleur de l’eau, mais cette fois-ci dans le registre du boy’s love.
Je n’ai pas souvenir, lors de la promotion de la série qu’il ait été stipulé que l’histoire se basait sur un personnage historique, le docteur Jean Wier, élément qui est également absent du résumé, ce qui est surprenant. En revanche, le récit ne se déroule pas à la période médiévale mais bien durant les Temps Modernes sauf si, on suit les arguments de l’historien Jacques Le Goff, en acceptant un long Moyen Âge mais, les modernistes accepteront-ils de disparaitre ?
Rares sont les mangas qui abordent les Temps Modernes occidentaux et surtout l’espace du Saint-Empire Romain Germanique au XVIe siècle. On pense immédiatement à Issak publié par les éditions Ki-oon mais dont les évènements se déroulent durant la Guerre de Trente ans au début du XVIIe siècle ou encore à Divci Valka édité chez Komikku qui traite des Guerres Hussites du XVe siècle. Finalement, l’œuvre qui s’en rapproche le plus et qui a également été publiée par les éditions Glénat est, Le Couvent des Damnées qui présente la place de la femme au XVIe siècle, avec la figure de la sorcière.
Vous l’aurez compris, c’est un récit historique que nous offre Ebishi Maki. Je suis particulièrement friande de ce type donc la chronique s’annonce longue, à l’image de l’introduction donc si jamais, vous pouvez passer directement à la conclusion.^^
Au XVIe siècle, le Saint-Empire Romain Germanique connaît de nombreuses difficultés. Il est miné par des querelles intestines dont la majeure partie s’articule autour de l’Église tandis que la peste noire refait quelques apparitions dans certaines cités. Ce sont des temps particulièrement troublés que Ebishi Maki a réussi à retranscrire de manière juste et pertinente, en liant l’ensemble par des éléments de fiction. La force du récit réside dans le traitement minutieux du contexte historique et sur le travail des personnages. L’autrice a fait des recherches et le résultat est solide. Vous n’avez pas besoin d’avoir des connaissances sur la période pour en saisir les défaillances, sauf peut-être, lorsque Agrippa, le maître de Jean Wier, aborde la kabbale chrétienne. Une note explicative n’aurait pas été de trop mais, dans l’ensemble, l’histoire se suit aisément.
Le cadre historique est un plus pour l’histoire puisque vous apprendrez des choses sur la période et peut-être que cela éveillera votre curiosité à pousser plus loin et à vous renseigner sur certains éléments, notamment sur Jean Wier qui non, n’est pas le précurseur des psychiatres, fait qui a été extrapolé par les penseurs du XIXe siècle. Si vous souhaitez comprendre sa construction de l’illusion diabolique qui occupe la quasi-totalité de ces écrits, je vous encourage à lire l’article du maître de conférences, Thibaut Maus de Rolley, disponible en accès libre ici. C’est long mais très intéressant et cela apporte un éclairage sur certains points du manga.
Au Japon, les trois volumes de la série sont sortis simultanément mais nous devrons attendre le mois d’avril pour le troisième et dernier volume. Le premier évoque le temps présent de Jean Wier alors qu’il est médecin à la cour du Duc de Guillaume de Clèves, au moment où il intervient dans un village car un loup garou serait apparu. Ce chapitre introduit parfaitement le fonctionnement du personnage et la crainte face à l’inconnu qui fait faire aux femmes et aux hommes n’importe quoi. A noter, que c’est un point qui n’a malheureusement pas changé. La clef est dans la connaissance, comme le lui a enseigné son maître Agrippa dont les écrits et les interventions ont toujours frôlés l’hérésie.
Le récit fait des aller-retour présent/passé, pour nous présenter le traumatisme fondateur de la pensée de Jean. Puis nous basculons dans ses années d’apprentissage auprès d’Agrippa, médecin et théologien, engagé contre les déviances de l’Église et se retrouvant dans le courant luthérien qui s’oppose entre autres aux lettres d’indulgence, commerce juteux qui rassurait les fidèles en les ruinant et qui engraissait l’Église. Que ce soit Agrippa ou Jean, ils restent des hommes de leur temps, par conséquent l’ensemble de leurs réflexions s’articule autour des textes de la bible. C’est un autre point que l’autrice a su parfaitement retranscrire.
Le premier chapitre du deuxième tome reste dans la même veine que le tome 1 avec une tentative d’explication du mal des sorcières, s’il s’agit d’une pathologie alors ces femmes peuvent être soignées. Nous découvrons le rôle des humeurs dans le bien-être des humains et de fait le rôle des saignées. La partie médecine/science est vraiment prenante.
Le hic, la narration dérape par la suite, en se développant autour d’un arc unique avec la construction d’une sorcière. L’essai est louable car Ebishi Maki tente de présenter de manière simplifier la théorie de Jean qui sépare mages et sorcières mais le résultat est en demi-teinte. La construction de la partie est maladroite et prévisible, tout comme le final. L’autrice aborde en filigrane le travail de l’Inquisition, institution créée au XIIIe siècle pour annihiler l’hérésie cathare et vaudoise où le bûcher a été rarement appliqué. Il s’agissait surtout des peines de jeûne ou de prison. En revanche, cela dérape à la fin du XVe et le long du XVIe siècle.
Jean Wier est connu pour son opposition à la chasse aux sorcières et à leur mise à mort. Cependant qui se cache derrière cette appellation, « sorcière » ? Ebishi Maki nous donne des pistes et des éléments de réponse, se sont des femmes seules, des veuves ou des plus jeunes victimes d’agression et dénoncées par les hommes pour éliminer les preuves de leur forfait. Je ne vais pas développer car je friserai la digression mais si la question vous intéresse, je vous conseille le livre de Mona Cholet, intitulé Sorcières. Jean Wier reste un bonhomme du XVIe siècle et n’a pas poussé la réflexion plus loin sur la place de la femme, puisque ce qui le touche c’est le rôle du diable dans le mal-être de ces femmes qui sont des victimes.
L’autrice fait un clin d’œil amusant à Faust, plutôt intelligent, car c’est au XVIe siècle que commence à se construire la légende.
En deux tomes, Ebishi Maki parvient à transmettre la complexité de ce début du XVIe siècle au cœur d’un vaste territoire chahuté par les questions religieuses et miné par la maladie. Jean Wier fait office de phare pour comprendre l’importance de la connaissance qui est là pour lutter contre la peur et le diable mais qui ne se veut pas une opposition à la religion dominante.
Le récit est captivant et instructif, même si, le déroulé du deuxième tome est en-deçà du premier. Je suis impatiente de lire la fin.
Les deux postfaces de l’autrice sont très intéressantes pour comprendre la manière dont elle a abordé son histoire.
Les dessins sont classiques, à l’image du découpage. Les fonds sont souvent vides et les décors rares, ce qui est dommage. En revanche, il y a de très belles idées de mise en scène, qui accentuent la tension et le désespoir quand il le faut.
L’édition peut paraître satisfaisante de prime abord mais se révèle décevante. Le grand format n’apporte rien et surtout n’est pas flatteur pour les graphismes de l’autrice. Le volume est trop souple, la prise en main n’est pas agréable. Le papier est très fin, légèrement transparent et la qualité d’impression n’est pas folichonne. Les visuels reprennent ceux de la version japonaise mais j’aurais aimé avoir une précision sur les pages en couleur, les passages en latin proviennent-ils des textes de Jean Wier ? Si oui, lesquels, la précision du folio et de l’édition auraient été sympa mais je ne sais pas si c’est indiqué dans la version japonaise. Même remarque pour les gravures de couverture, d’où sont-elles extraites ?
La traduction, signée Djamel Rabahi, est claire. Néanmoins, l’unique note concernant, les canards (journaux satiriques) est erronée puisque ces derniers apparaissent deux siècles plus tard. Je ne sais pas si l’erreur vient de l’autrice mais vu la qualité de son travail, je doute, surtout qu’elle présente les feuillets informatifs, quelques pages avant.
Les volumes manquent peut-être de brèves notes explicatives, avec notamment une bibliographie qui auraient compilé les écrits de Jean Wier et d’Agrippa, par exemple.
Pour l’achat des deux tomes, l’éditeur offrait trois ex-libris qui reprennent les superbes illustrations des couvertures, même si le logo rouge Glénat est moche.
En conclusion
Le Livre des Sorcières est un récit riche et captivant sur une figure historique des premières décennies du XVIe siècle en Occident. Je conseille !
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