Avis principal par Beldaran
Toi qui lis cette phrase en italique, je t’informe que le texte qui suit est long.
Toi qui lis cette phrase en italique, après la lecture de mon avis, tu confirmeras l’information ci-dessus.
Finalement, cette chronique est à l’image de l’éternité, longue, surtout à la fin.
En 2012, Moto Hagio faisait un passage en France, notamment en installant un p’tit stand à Japan Expo où elle proposait à la vente sa série, Leo-kun. Sa venue a réveillé un éditeur, feu Kazé qui a décidé de sortir en toute discrétion, au mois de décembre 2012, un titre phare de l’autrice, Le Cœur de Thomas (aujourd’hui disponible uniquement en numérique et dont j’espère le retour en volume relié pour enfin pouvoir le lire).
Les éditions Glénat, moyennement conquérantes, enchainent en 2013 en proposant, dans un bel écrin, une anthologie en deux volumes, composée de huit récits, Moto Hagio Anthologie (aujourd’hui disponible uniquement en numérique). Deux préfaces accompagnent les volumes. Dans la première, la journaliste Tomoko Yamada trouve le déficit de traduction d’autrices emblématiques « absolument regrettable » en France, tandis que dans la seconde, le scénariste et écrivain Baku Yumemakura, qualifie les êtres qui s’apprêtent à lire les histoires de Moto Hagio, d’êtres heureux et nous envie, nous qui découvrirons bientôt, la totalité de l’œuvre de l’autrice. Moi aussi, j’envie ces êtres qui dans un univers parallèle ont déjà tous les titres de Moto Hagio sur leurs étagères.
Dans notre morne ligne temporelle, ce fut le désert, le néant, pendant dix longues années.
Premier trimestre 2022, la rumeur infuse, se diffuse sur l’internet : Moto Hagio serait bientôt de retour dans notre contrée. Cela enfle, enfle, enfle, pour exploser dans un magnifique feu d’artifice lors de la Japan Expo, avec une annonce officielle. Les artificiers ? L’équipe des éditions Akata qui confirme l’arrivée de l’œuvre phare de l’autrice, Le Clan des Poe, dans la langue d’Annie Ernaux.
Cette sortie inaugure le lancement de la collection Héritages, dédiée à des œuvres dites patrimoniales qui nous permettra de découvrir, entre autres, le travail d’autrices des années 1960 comme Eiko Hanamura. Autrices « vintage » rares sur le marché français, même si les éditions Naban nous ont proposé en 2021, l’excellent Destination Terra de Keiko Takemiya et dont j’espère d’autres titres chez l’éditeur.
Depuis une semaine des fils twitter (suivez Julia Popek ou encore Retro shôjo) et des articles (Meloku a interviewé la lettreuse Elsa Pecqueur et c’est très intéressant) reviennent sur cette sortie tant attendue, en présentant Moto Hagio, membre éminente du Groupe de l’An 24, dont le travail a permis d’enclencher une transformation du shôjo manga avec des récits de science-fiction. L’autrice a remporté pléthore de prix japonais et internationaux démontrant le rôle qu’elle a joué dans l’histoire du manga.
Je ne vais pas paraphraser l’excellente page wikipedia qui lui est réservée, de fait, je vous en conseille la lecture.
La série, Le Clan des Poe, été publiée de manière irrégulières entre 1972 et 1976. Elle connaît diverses éditions qui ont toutes joué avec l’agencement des chapitres. En effet, la narration n’est pas linéaire. La publication française reprend celle publiée au Japon en 2019 pour célébrer les 50 ans de carrière de l’autrice qui compile la série en deux épais volumes de 500 pages.
Il convient de préciser que Moto Hagio a replongé aux côtés d’Edgar en 2016 et l’histoire éternelle se poursuit encore. Nous pouvons espérer que les éditions Akata, publient ces nouvelles aventures. Pour le moment, il s’agit de savourer la lecture de cet épais volume.
J’avais de grandes attentes et elles ont été atomisées. En refermant l’ouvrage, je n’avais qu’une envie, le relire. J’ai adoré cette histoire qui n’a pas pris une ride mais, en même temps, Edgar est immortel !
Le Clan des Poe est une histoire de vampires et plus précisément de vampanella, terme inventé par l’autrice. Les années 1970 sont très intéressantes car c’est un temps d’exploration et de fixation des tropes vampiriques. En effet, quelques années après Moto Hagio, Anne Rice publie en 1976 son fameux roman, Entretien avec un vampire où Claudia évoque Marybelle, proposant presque une discussion entre deux visions du mythe vampirique qui se rejoignent sur de nombreux points : le temps n’a plus de prise sur le corps de l’être non humain, il disparaît suite à un truc pointu planté dans la poitrine, la soif de sang humain qui ronge…
Depuis quelques années, la figure du vampire a été surexploitée dans les différents médias et pourtant, c’est avec beaucoup de plaisir que j’ai parcouru les siècles aux côtés d’Edgar. L’histoire offerte par l’autrice reste merveilleusement intemporelle.
Moto Hagio choisit l’Europe comme cadre pour son récit, nous voyageons en Angleterre et en Allemagne. Le plus intéressant reste l’ordre de publication des chapitres qui renforce la différence de temporalité entre vampanella et humains. L’histoire éternelle d’Edgar, qui s’étire du XVIIIe siècle aux premières décennies du XXe siècle, s’entremêle au bref quotidien des humains. Cette dissonance temporelle est parfaitement rendue et offre une narration captivante. En effet, les vampanella bénéficient d’une longue, très longue vie, leur rapport au temps est donc singulier. Malgré tout, dans leur manière de vivre, on perçoit une certaine urgence qui les raccroche au temps humain. De part leur nature, ils ne peuvent rester longtemps au même endroit et c’est d’autant plus vrai pour Edgar dont le corps est figé à l’âge de 14 ans.
Le premier arc narratif expose brillamment cette question de temps qui passe et laisse une empreinte mélancolique à chaque page tournée. L’atmosphère se rapproche des romans gothiques et romantiques où la solitude d’Edgar est parfaitement mise en lumière. Sa présence éthérée plane au-dessus des bonheurs et des drames humains.
La narration est fascinante et captivante grâce à la construction non-chronologique du récit. Je me suis surprise à tourner les pages sans y penser, à me perdre dans les détails et à éprouver une très forte envie d’écouter et regarder la pluie tombée, assise derrière la grande fenêtre d’un vieux manoir perdu dans la campagne anglaise. C’est l’effet poético-romantique du récit !
Edgar est notre point d’ancrage dans ce temps long et donne une portée psychologique forte à l’histoire, par ses choix, ses doutes et ses errances. Ses questionnements accompagnent ceux plus triviaux des humains. L’ensemble participe à la richesse de l’œuvre.
Les graphismes appartiennent aux années 1970 et témoignent d’une grande élégance, à l’image du récit qu’ils illustrent. C’est cela qui est captivant. Observer à quel point chaque élément participe à la mise en page, des monologues intérieurs des personnages aux onomatopées. Par moment, le découpage, classique, explose dans de superbes effets et renforce la portée émotionnelle du récit. C’est brillant, et la narration reste limpide. J’ai été captivée par le traitement des chevelures qui renforce l’aspect flottant de certaines mises en scène. Il y des compositions de doubles pages absolument magnifiques.
Finalement, pourquoi lire Le Clan des Poe ?
Si vous souhaitez découvrir la richesse des œuvres patrimoniales, commencez par celle-ci. Cependant, au-delà de l’aspect « œuvre importante de l’histoire du shôjo manga » qui pourrait écraser votre curiosité, lancez-vous pour les très nombreuses qualités du récit, autant narratives qu’esthétiques. Cette série fantastique autour des vampires est une magnifique histoire poético-mélancolique.
Le volume est agréable à prendre en main malgré ses 500 pages, grâce à un papier souple. Le papier, malgré son aspect jauni, est transparent. Attention, nous ne sommes pas sur le papier calque des rééditions de Delcourt Tonkam mais plutôt, sur le même rendu que celui de Aria The Masterpiece publié chez Ki-oon. De fait, cela ne gêne pas la lecture mais cela reste décevant. L’éditeur a indiqué sur Twitter que le papier serait modifié par la suite. Sinon, nous avons droit à de magnifiques illustrations couleurs (sous la jaquette, durant la lecture et dans la galerie d’illustrations finale).
Fausto Fasulo, rédacteur en chef de la revue ATOM, signe une préface inutilement ampoulée et dont le seul intérêt réside dans les quelques phrases de Moto Hagio obtenues lors d’une interview. La posface rédigée par la traductrice, Miyako Slocombe est plus intéressante car elle expose son rapport à l’œuvre et pose des mots justes sur ce que l’histoire transmet. Elsa Pecqueur revient sur sa tâche importante de lettreuse dans un entretien avec Meloku. Elle a accompli un formidable travail.
Fiche réalisée grâce au service de presse des éditions Akata que je remercie chaleureusement.
En conclusion
C’est un grand classique du shôjo manga que nous découvrons ce mois d’avril 2023. Moto Hagio nous livre une histoire poignante et fascinante, merveilleusement mise en scène. C’est un énorme coup de cœur.
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